Fragments #4

Dans l’obscurité il continuait à me parler pendant que je remontais dans mon passé avec le ton de sa voix comme un appel devant les portes des années et puis des mois, et puis de mes jours pour demander où j’avais bien pu rencontrer cet être-là. Mais je ne trouvai rien. On ne me répondait pas. On peut se perdre en allant à tâtons parmi les formes révolues. C’est effrayant ce qu’on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Fragments #4

Fragments #3

J’avançais d’arbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre à lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-être étais-je à plaindre, mais en tout cas sûrement, j’étais grotesque.

À quoi pensait donc le général des Entrayes en m’expédiant ainsi dans ce silence, tout vêtu de cymbales? Pas à moi bien assurément.

Les Aztèques éventraient couramment, qu’on raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu’il leur envoie la pluie. C’est des choses qu’on a du mal à croire avant d’aller en guerre. Mais quand on y est, tout s’explique, et les Aztèques et leur mépris du corps d’autrui, c’est le même que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, […] devenu par l’effet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

Fragments #3

Fragment #2

[…] ces ornements, j’étais le seul à les voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux autres maisons construites en même temps au quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre que beaucoup d’autres familles d’agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Aussi, après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir avec Gilberte […].

C’est que, pour percevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut-être dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avait doté l’amour.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Fragment #2

Fragments #1

“Il y a dans le violon […] des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moments, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est dans l’air, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation […].”

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Fragments #1